Pour une éthique de l’urgence
Publié le 05/06/2020 dans les catégories Santé
Patrick Hetzel a cosigné une proposition de loi déposée par son collègue Xavier Breton concernant une véritable éthique de l’urgence, leçon importante de la crise sanitaire liée à la pandémie du COVID-19.
« Comment cela est-ce possible ? »
C’est par cette interrogation que le philosophe Pierre Manent se demandait dans le quotidien Le Figaro comment « ceux qui nous gouvernent n’ont pas perçu l’énorme, l’inadmissible abus de pouvoir qui était impliqué dans certaines de leurs décisions ».
Il faisait notamment référence aux mesures prises par le gouvernement qui « s’est cru autorisé par les circonstances à interdire, ou peu s’en faut, le dernier rite auquel nous soyons encore attachés, celui qui accompagne la mort ». Avec l’épidémie de covid-19, les questions éthiques ont malheureusement été reléguées au second plan de nos préoccupations. Elles renvoient pourtant à ce que notre société a de plus précieux : la dignité de la personne humaine.
Au bout du compte, des lignes rouges ont été franchies au prétexte de l’urgence et de la gravité de la crise sanitaire.
- De nombreuses questions demeurent sur la gestion de l’épidémie dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).
Le personnel soignant a forcé notre admiration par sa disponibilité et son abnégation. Il a adapté ses pratiques et les mesures de protection afin de continuer à apporter des soins de qualité à tous les patients.
Cependant, la séparation imposée durant de longues semaines entre les personnes âgées et les familles a été vécue de façon douloureuse et incomprise. Le risque affectif de l’isolement s’est ajouté au risque épidémique. Nul ne pourra faire le compte des personnes âgées qui ne seront pas mortes de l'épidémie mais qui seront décédées de chagrin, dans un sentiment d’abandon, privées de tout contact familial, amical et spirituel. Beaucoup de personnes âgées se sont senties perdues, sans repère, loin de tout visage connu. Cette décision d’isolement total a privé beaucoup d’entre elles d’un accompagnement en fin de vie, d’une mort apaisée et entourée du cercle familial.
Au vu de ce qui s’est passé pendant la période de confinement, peut-on estimer que tout a été mis en place pour maintenir le lien social ?
- Depuis quelques semaines, se pose une question lancinante : cette crise a-t-elle conduit à trier les patients ?
Dans certaines régions, il apparaît clairement qu’en mars des résidents d’EHPAD ou dans des établissements médico-sociaux d’hébergement de personnes en situation de handicap ont vu leur transfert dans des services d’urgence d’hôpitaux refusé, faute de place.
Dans les maisons de retraite, de nombreux patients n’ont pas eu accès aux soins hospitaliers, laissant le personnel soignant totalement dans la détresse. L’hebdomadaire Marianne relayait le témoignage datant du 16 mars d’un Professeur de médecine, intervenant dans deux EHPAD du Bas-Rhin : « La situation est tellement grave dans le Grand Est que le CHU de Strasbourg nous a dit que les personnes en GIR 1, 2 et peut-être 3 ne seraient plus admis aux urgences ».
Des inquiétudes existent aussi pour les personnes en situation de handicap. Le 4 avril, l’UNAPEI, lançait un cri d’alarme : « Pour le Samu, le niveau d’autonomie et de dépendance devient un critère d’admission ou non à l’hôpital. Les équipes hospitalières de soins palliatifs n’interviennent également plus dans les établissements. Ces dérives barbares, insidieuses et insupportables laissent à penser que les personnes en situation de handicap ne méritent pas d’être soignées ou sauvées ».
Ces inquiétudes étaient fondées. En effet, dans un cahier de recommandations rédigé à destination de l’Agence régionale de santé d’Ile-de-France, il est présenté une échelle accompagnée de pictogrammes établissant un « score de fragilité » allant de 1(très en forme) à 9 (phase terminale). L’image du niveau 7 montre une personne en fauteuil roulant avec quelqu’un qui la pousse. Dans les critères pour une admission ou non, le chiffre 7 signifie « sévèrement fragile » et « totalement dépendante pour les soins personnels ». Ceci donne donc à penser que des personnes dépendantes car en situation de handicap ont pu être considérées comme non prioritaires pour accéder aux soins intensifs !
Soyons vigilants à ne pas basculer dans une dérive opérant de facto un tri entre ceux qui mériteraient de vivre et ceux qui ne le mériteraient pas.
- « Dans le combat pour la vie, on a oublié l’accompagnement de la mort ». C’est ainsi que s’exprimait Damien Leguay, philosophe et président du Comité national d’éthique du funéraire.
Des mesures dérogatoires au droit commun de la législation funéraire ont été prises dans le cadre de l’épidémie de covid-19. Ces restrictions imposées aux rites funéraires ont suscité désespoir et colère des familles et des professionnels de la chaîne funéraire. Les thanatopracteurs ont été désemparés par les mesures qui leur ont été imposées. Les soins de conservation sont normalement indispensables pour permettre aux familles un recueillement serein et apaisé, par respect pour leur défunt, pour leur souvenir. Par des mises en bière précipitées et sans possibilité de soins, ils ont eu l’impression de « voler » le deuil de familles éplorées. Ils estiment qu’on ne leur a pas donné les moyens d’enterrer correctement les morts. Pourtant, toute société connaît l’importance du processus de deuil pour passer l’étape si difficile de la séparation. Comme l’écrivait Alain Finkielkraut, « sans rites funéraires, il n’y a pas d’humanité digne de ce nom ».
Or, depuis quelques semaines, combien de proches n’ont pas pu tenir la main ou embrasser une dernière fois celui qui allait les quitter ? Combien de familles n’ont pas pu se rassembler pour partager un dernier adieu ? Ne nous y trompons pas, ces funérailles expéditives laisseront des séquelles et des traumatismes durant de longues années au sein de notre société.
Les circonstances exceptionnelles que nous avons connues avec cette pandémie ne doivent en aucune manière légitimer des pratiques contraires à nos valeurs.
Comme l’écrivait Pierre Manent, « nul ne conteste que la pandémie constitue une urgence et qu’avec l’urgence certaines mesures inhabituelles s’imposent, mais la fragilité de la santé humaine constitue en quelque sorte une urgence permanente qui peut fournir à l’État une justification permanente pour un état d’exception permanent. Nous ne voyons plus dans l’État que le protecteur de nos droits. Dès lors, la vie étant le premier de nos droits, un boulevard est ouvert à l’inquisition de l’État. ». Ces propos illustrent les lignes rouges qui ont pu être franchies ou qui risquent de l’être durant un temps de pandémie.
Aussi, pour sortir de la crise de l’éthique qui menace et pour favoriser une véritable « éthique de l’urgence », nous vous proposons que les actes pris en période d’état d’urgence sanitaire fassent l’objet d’une saisine et d’un avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE).