Printemps de l’évaluation : budget de la justice

Publié le 31/05/2024 dans les catégories Justice

En sa qualité de rapporteur spécial du budget de la justice, Patrick Hetzel a interrogé le Garde des Sceaux sur l’exécution budgétaire 2023 :

« Monsieur le Ministre, permettez-moi tout d’abord de vous indiquer que je me réjouis de vous retrouver pour cette commission d’évaluation des politiques publiques dédiée à la mission budgétaire Justice. Je ne reviendrai pas sur ce que vous avez dit mais ce que vous n’avez pas dit. Mes questions s’articuleront autour de trois thèmes :

1. Les prisons :

Parmi les trois gros programmes de la mission, qui correspondent chacun à l’une des trois directions dites « métier » du ministère, le Programme 107 – Administration pénitentiaire est celui qui a fait l’objet de la plus forte sous-exécution.

La sous-exécution constatée trouve principalement son origine dans la sous-exécution des crédits de l’action 02 et en son sein, ce sont les dépenses de titre 2 qui contribuent fortement à cette sous-exécution. Ces chiffres découlent directement d’une nouvelle sous-exécution du plafond d’emploi de ce programme qui témoigne du déficit persistant d’attractivité du ministère.

Hors titre 2, des difficultés de mise en œuvre au niveau local du Plan 15 000 places de prison ont conduit à une sous-exécution des dépenses d’investissement.

Deux conséquences de ces deux remarques :

Le retard du Plan 15 000 conduit à aggraver une surpopulation carcérale déjà dramatique. Le nombre de détenus en France a ainsi atteint un nouveau record en 2023, le seuil de 75 000 détenus ayant été atteint en fin d’année, pour un peu plus de 61 000 places opérationnelles et au 1er mars 2024, la densité carcérale globale s’établissait à 124,3 %.
La seconde conséquence a trait aux conditions de travail des agents de l’administration pénitentiaire. En sous-effectifs et confrontés à un nombre grandissant des détenus, ces personnels sont victimes de souffrance au travail.
Ma première question est donc la suivante : comment comptez-vous remédier aux difficultés de recrutement auxquelles reste confrontée l’administration pénitentiaire et au retard déjà accumulé du Plan 15 000 ?

2. Les frais de justice :

Ma seconde question a trait à l’augmentation, qui semble inarrêtable, des frais de justice. Alors même que la budgétisation en loi de finances initiales prévoyait une hausse de 8 % des crédits de paiement ouverts pour les dépenses de frais de justice, celle-ci n’a pas été suffisante puisque les crédits de paiement exécutés en faveur des dépenses de frais de justice ont en effet augmenté de 10,4 % par rapport à 2022 – pour un total de 715,9 millions d’euros.

Dans ce contexte pouvez-vous nous faire part des premiers résultats du plan d’actions lancé en 2023 et nous indiquer comment vous comptez juguler enfin les dépenses liées aux frais de justice ? 

3. Les crédits alloués au second plan de transition numérique (PTN)

Enfin, même si nous aurons l’occasion d’y revenir dans la seconde partie de cette commission d’évaluation des politiques publiques, pourriez-vous nous indiquer globalement comment ont été mobilisés les 265,5 millions d’euros consommés en 2023 au titre du second plan de transformation numérique ? »

 

Patrick Hetzel a ensuite abordé le sujet de l’évaluation de la politique du numérique au ministère de la justice :

« Monsieur le Président, Monsieur le Garde des Sceaux, Chers collègues,

Si j’ai choisi de consacrer le rapport du Printemps de l’évaluation de la mission budgétaire Justice au pilotage des projets informatiques par la Chancellerie, c’est parce que le numérique au ministère de la Justice, et donc l’informatique, « c’est un peu le sujet dont on n’espère plus rien. C’est le sujet dont on rit jaune. C’est le sujet avec lequel "on fait avec" ».  Ces mots ne sont pas les miens, ce sont les vôtres, Monsieur le Ministre, prononcés il y a tout juste un an lors du lancement de second plan de transformation numérique du ministère de la Justice.

Si je partage votre constat, force est toutefois de reconnaître que vos propos sonnent comme un terrible aveu d’échec. En effet, affirmer en 2023, en tant que Garde des Sceaux, alors que vous êtes en poste depuis trois ans, et plus globalement que vous appartenez à une majorité au pouvoir depuis six ans, que l’informatique est un « sujet dont on n’espère plus rien » au ministère de la Justice revient à dire que vous n’avez pas été capable, pendant toutes ces années, d’endiguer un problème pourtant bien identifié. Pire, vos mots sont prononcés alors qu’un premier plan de transformation numérique du ministère a été mis en place sur la période 2018-2022, initialement doté de 530 millions d’euros. Votre administration nous a même indiqué que le montant total engagé en matière d’investissements informatiques sur la période 2018-2022 s’était in fine élevé à 602,6 millions d’euros en autorisations d’engagements. Ce demi-milliard d’euros n’aurait-il donc servi à rien ?

C’est la question à laquelle j’ai cherché à répondre au cours de ce Printemps de l’évaluation. Pourquoi, malgré les sommes engagées, la situation demeure-t-elle insatisfaisante et, à certains égards, kafkaïenne pour les agents du ministère ?

La réponse à laquelle je suis parvenu est la suivante : faute d’un pilotage efficace des projets informatiques par la Chancellerie.

Je ne nie pas les difficultés dont vous avez héritées. Vous y avez été confronté dans la pratique en tant qu’avocat et, surtout, la situation est désormais bien documentée. Les « Chantiers de la justice » en 2018 puis les « États généraux de la justice » en 2022 ont donné lieu à des rapports très clairs sur le sujet qui ont chacun fait état de la dette technique du ministère, d’outils insuffisants ou obsolètes, ou encore de procédures lourdes, … De même, le retard de la France en matière de numérisation de la justice par rapport à ses voisins européens est régulièrement souligné, tant par l’Union européenne et son « Tableau de bord de la justice » que par la CEPEJ du Conseil de l’Europe.

Ce que je conteste, c’est la façon dont vous avez répondu à ces difficultés. Et je veux préciser que mon opinion n’est pas seulement politique, elle est étayée par les travaux de plusieurs institutions, mais également par mes échanges avec les professionnels de la justice.

À titre d’exemple, à la demande de la commission des finances du Sénat, une enquête a été réalisée par la Cour des comptes sur le premier plan de transformation numérique du ministère de la justice dont les conclusions ont été rendues en 2022. Or, que disent les conclusions de cette enquête ? « Malgré le rapport précurseur sur les « chantiers de la justice », (…) le PTN s’est révélé n’être ni un plan stratégique de transformation du ministère, ni un schéma directeur des systèmes d’information, ni le support d’une réforme organisationnelle pour la restructuration du ministère (…). Il constitue plutôt un catalogue de projets visant à remettre à niveau un ensemble de systèmes d’information vieillissant et incomplet, c’est-à-dire essentiellement un plan de rattrapage. » Si je me satisfais évidemment du rattrapage qu’a pu permettre d’opérer ce plan, l’objectif de transformation n’est donc pas atteint, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle vous avez été forcé de mettre en place un second plan de transformation numérique, ce qui est inédit.

Maintenant, ce qu’il est intéressant de comprendre, c’est pourquoi l’objectif initial a-t-il été manqué ? La Cour des comptes est très claire à ce sujet. Ce qui fait défaut à la transformation numérique du ministère tient essentiellement en trois points : une absence de vision, un pilotage défaillant et, enfin, des ressources humaines inadaptées au regard de la tâche. Le pilotage défaillant, en particulier, a logiquement des conséquences négatives pour les projets, au premier rang desquelles les retards conséquents qu’ils accusent. Les cas de Cassiopée et de Portalis sont à cet égard éloquents. Or, ce retard des projets, outre l’explosion des coûts qu’il engendre, entraîne en retour des difficultés de pilotage. C’est le serpent qui se mord la queue !

Là où tout cela devient hautement problématique est que ces défauts de pilotage ont perduré même après le rapport sévère de la Cour des comptes. Un autre rapport, d’inspections cette fois-ci, vous a en effet été remis un an et demi plus tard sur la transformation numérique du ministère et il pointe précisément les mêmes problèmes.

Avant de venir aux maux identifiés par ce rapport, permettez-moi d’ouvrir une légère parenthèse pour déplorer très fortement le fait qu’il ait fallu vous solliciter pas moins de quatre fois, vous, vos équipes et votre administration, et surtout mentionner, en dernier recours, les pouvoirs spéciaux qui sont les nôtres en tant que rapporteurs spéciaux de la commission des finances pour obtenir ledit rapport. Je crois que la relation de l’équipe gouvernementale à laquelle vous appartenez avec le Parlement gagnerait pourtant à une meilleure collaboration avec les députés que nous sommes.

Ceci étant dit, j’ai donc constaté à la lecture de ce rapport que les problèmes de pilotage des projets informatiques par la Chancellerie, comme je le pressentais, ont perduré :

Le ministère n’a pas développé une stratégie numérique suffisamment élaborée, pourtant seule à même de permettre une véritable transformation ;
Les ressources humaines ne sont toujours pas à la hauteur des enjeux, à la fois en termes de moyens et de compétences, entraînant une externalisation massive ;
Le pilotage budgétaire reste perfectible.
Dans ces conditions, je conclurai mon intervention en vous demandant quelles réformes avez-vous entamées, Monsieur le Ministre, pour procéder enfin à un pilotage efficient des projets informatiques par votre ministère et donner tant aux citoyens qu’aux professionnels, qui font vivre chaque jour le service public de la justice, la justice qu’ils méritent ? »